martes, 31 de enero de 2012

SOMONTANO 1936 (En Francés)

SOMONTANO 1936, de Ramón Acín.





"A la tombée de la nuit, le bateau quitta Ugilch. Son vacillement sur le cours de la Volga, dont les eaux étaient apaisées par le lac Rybinsk, nous inocula la sérénité d'un vrai repos. Quel miracle, avons-nous dit, en constatant que les marques de la fatigue se dissipaient. Sans le savoir, nous assistions au début d'une « nuit blanche ». La clarté et le silence étaient plus présents que le murmure du roulis, qui caressait le côté de la cabine.
Là-bas, isolés et presque seuls, nous goûtâmes à une rare tranquillité. Les Enate nous avaient parlé de cette nuit avec ferveur, toujours enclins qu'ils étaient à prolonger les discussions de fin de repas arrosées de vins du Somontano, qui portent le nom de leur région. En nous remémorant les Enate, nous parvînmes à la même conclusion : ils étaient bien les coupables instigateurs de ce voyage. Ils avaient tant insisté, que toute opposition à la croisière, fut veine. La preuve : nous étions à des milliers de kilomètres, à bord du Simonov, nous souvenant d'eux. Et ils avaient raison : à la belle étoile, une douce lumière balayait nos corps languissants, étalés dans les hamacs situés de l'autre côté de la cabine. La solitude, sonore, envahissait tout. L'équipage dormait. Nous étions les seuls à profiter de ce très petit fragment de « nuit blanche ». Celle-là même qui, nous le savions, nous attendrait resplendissante, quelques jours plus tard, au-delà de Saint-Pétersbourg.
Quand le bateau arriva à Goristy, nous ne défîmes même pas le lit de l'hôtel, bien que la douceur des serviettes, métamorphosées en cygnes par les valets de chambre, invitât à un bain revigorant suivi d'un sommeil bref et réconfortant. L'anxiété envahissait nos pensées. Nous préférâmes nous promener et profiter du peu de temps qu'il restait avant l'aube. Si toutefois, la lumière si étrange qui imprégnait le lever du jour, pouvait être qualifiée d'aube.
L'hôtesse, une jeune femme qui nous dît parler italo e spagnolo, nous montra, avec une extrême amabilité, quelques cartes postales et leur provenance sur une carte géographique. Selon elle, nous devions absolument visiter le Monastère de St-Cyrille-du-Lac-Blanc, lieu de pèlerinage orthodoxe. Et, en tant qu'espagnols, nous ne pouvions déroger à la visite de l'appartement de « Demetrio » - elle le prononça dans un espagnol parfait -, près de St Cyrille, dans un banal immeuble situé en dehors de tout circuit touristique, qu'elle marqua d'un petit point rouge.
- Demetrio est allé en Espagna - dit-elle en bégayant. A la guerre, oui. Lui, vetulo1 maintenant, oui. Dans ma tête, molto ricordi... parler avec Irina, mia amica...
Mais Demetrio Babel - nous repensions constamment à la Cavalerie rouge d'Isaak Babel- était bien trop absent. Il était enterré depuis déjà deux semaines. Pourtant, Irina, sa petite fille, nous parla de Dimitri et de son amour pour notre terre et de la passion qu'elle-même ressentait pour l'Espagne. Six mois s'étaient à peine écoulés depuis qu'Irina était revenue de Jaca, ville dans laquelle elle avait vécu un mois et demi, grâce à une bourse d'études pour l'université d'été. Elle se confia longuement racontant ô combien son séjour et ses voyages dans les villages du Somontano de Barbastro avaient été merveilleux. Cette bourse, précisa-elle, alors que nous ne posions aucune question, avait été un simple prétexte. Puis, elle affirma avec force de conviction, qu'en tant que petite fille de Dimitri, elle était obligée de se conformer aux souhaits de son grand-père. Depuis l'enfance, elle avait rêvé de découvrir ces endroits de Huesca que Dimitri ou Demetrio - c'est ainsi qu'elle voulait qu'on l'appelle, ajouta-t-elle - avait parcouru en 1936 ainsi que pendant une partie de 1937.
- Dimitri - raconta Irina poursuivant son récit - arriva à Barcelone avec les premiers brigadiers. A Marseille, il quitta le navire marchand où il était officier. Quand on est jeune, rien n'est impossible. Pendant l'escale au port de Marseille, il assista au bal du « Mouvement contre la guerre et le fascisme ». A ses idées révolutionnaires naissantes, vinrent s'ajouter la beauté et la jeunesse d'Una, jeune infirmière autrichienne. Et c'est ainsi qu'il se retrouva sur le front de Huesca en tant que brancardier... Amour et politique, n'est-ce pas merveilleux ?
Irina nous montra ce qui avait le plus de valeur aux yeux de Dimitri : « Le sanctuaire ». Un gourbi rempli d'objets. Un fouillis incroyable ordonné de manière invisible. Sur le sol de cette pièce minuscule, où flottaient des meubles tous remplis de bricoles, on pouvait trouver les objets les plus inattendus. Et, sur ses murs, comme pour en colmater les brèches, pendouillait un vieil exemplaire de La Pravda dans lequel on pouvait lire un article du journaliste russe Mijail Kolstov. Dans cet article, - photographié le pistolet à la ceinture, en compagnie d'un milicien dans le petit village d'Angües - il racontait la vie des miliciens dans les tranchées sur le front d'Aragon, dernier territoire resté fidèle à la République espagnole. Il y avait également des photos de Dimitri, de Dimitri et d'Una, qui pendaient aux murs. Ils étaient à moitié nus et se baignaient dans les méandres rocheux du Sétano. Il y avait également des cartes postales de Barbastro et Barcelone, le drapeau tricolore de la République, des foulards rouges et noirs et même un béret. Un bazar peu commun, digne du plus réputé des brocanteurs révolutionnaire.
Dans cet univers sans frontières, où se mêlaient Histoire et poussière, il y avait parmi les revues, les livres, les nombreuses et inimaginables babioles, des douilles, un casque, des fragments de mitraille, un pistolet... des pots ou des céramiques peintes. Pourtant, dans tout ce capharnaüm, Dimitri avait installé dans un endroit de choix ce qui, sans nul doute, avait eu le plus de valeur dans sa longue vie. Cet objet, spécial pour Dimitri, fut également ce qui retint le plus notre attention.
- Un Lalanne de 1936 - nous écriâmes-nous.
Parfaitement, dans un renfoncement, de fabrication grossière, une bouteille de vin rouge Lalanne de 1936 resplendissait.
- Cette bouteille de vin - expliqua Irina confirmant notre surprise - était très chère à mon grand-père Demetrio. Extraordinaire. Elle lui rappelait le meilleur de son séjour en Espagne. Ce fut une récompense et un cadeau, dit-elle. Amitié et honneur - ajouta-elle, après un long silence. Mon grand père évita une mort certaine, ou tout du moins, le séjour dans un camp de concentration fasciste - dît-elle d'une voix plus intense - à cinq miliciens blessés. Tout en s'exposant au feu ennemi. Les balles le frôlèrent comme des bourdons, le bal de la mort, nous dit-elle. L'épisode se déroula à Tierz, lors de l'une des batailles du siège de Huesca. L'assaut avait échoué. En tant que brancardier, il porta secours aux blessés sous le feu des tirs des deux camps. Il tomba nez à nez avec des officiers fascistes qui discutaient des pertes infligées aux républicains. Il fît le mort, tout comme certains de ses compagnons touchés, qui se vidaient de leur sang. C'est ainsi qu'il sauva sa peau et celle de cinq autres des leurs, en les soustrayant aux griffes de la mort. Ou de celles de l'ennemi. Une fois sur pied, après s'être soignés à l'hôpital de Barbastro, ils retournèrent se battre au front, et ils lui firent cadeau de cette bouteille... Regardez cette coupure de presse. Elle est signée de Simone Weil, journaliste française qui a relaté l'exploit de mon grand père. Il se sentait fier...
Irina parlait encore. Mais ses mots semblaient très lointains. La seule présence de ce Lalanne de 36, en plein cœur de Russie, était plus intense que les drames personnels de Dimitri. Ce vin, emprisonné durant des décennies derrière ce cristal vert foncé, loin de ses origines, nous attirait comme un aimant. Dépourvu de toute personnalité, il était plus fort que la solidarité héroïque de Demetrio. Sans doute, à son heure de gloire, avait-il été une marque de reconnaissance. Mais dans nos esprits, l'emportant sur les souvenirs de Demetrio, qu'Irina faisait revivre imitant le cruel ronflement des détonations, seule la stupeur régnait. Comment était-ce possible. Quels chemins avait donc parcourus cette bouteille de vin. Ne serait-ce qu'entre Barbastro et Goristy. Allez savoir. Quel était son état de conservation. Quel... Les questions se succédaient comme des coups de feu et nous atteignaient comme des balles en plein cœur. Elles nous blessaient, pensions-nous, avec encore plus d'efficacité et de puissance que les balles dans les corps des miliciens sauvés par Dimitri.
- ...Demetrio traîna les corps le long du lit de la rivière. Seule la valeur des hommes de fer - Irina lisait et traduisait en suivant du doigt les lignes du papier journal froissé -, guidés par leur idéal révolutionnaire, rend possible l'impossible. Les miliciens espagnols et les jeunes du monde entier qui volent au secours de cette Espagne naissante sont ainsi. Ils puisent leur force là où il n'y en a pas. Ils savent qu'ils sont la flamme...
Cette bouteille de Lalanne était presque unique. Elle devait valoir les yeux de la tête. Et nous le savions. Elle n'avait qu'une sœur jumelle : une bouteille identique, que la plus vieille famille de viticulteurs de Barbastro gardait comme un trésor. Personne ne connaissait l'existence de ce nouvel exemplaire. Là bas, à Goristy, à des milliers de kilomètres de distance, cela nous semblait impossible. Un véritable trésor à portée de main.
Nous connaissions le sort de la récolte de 1936. Lors de l'une de nos visites à Bodegas Lalanne sur la route de Castillazuelo, les Enate nous avaient déjà parlé de ce destin. Nous apprîmes alors, que les caves Lalanne subirent l'assaut du quartier général républicain du front du Haut Aragon. Ces caves abritèrent non seulement les miliciens pendant les durs hivers de 1936 et 1937, mais elles les aidèrent aussi à surmonter les pénuries républicaines de l'arrière-garde. En particulier, celle des états-majors. Et ce n'est pas tout : elles continuèrent de jouer le même rôle, après l'avancée des rebelles, en mars 1938, lorsque les défenses républicaines s'effondrèrent.
Nous étions devant une bouteille qui témoignait de la récolte de 1936, faisant ainsi le lien avec la riche histoire des vins du Somontano. Vin des rois - il fut servi lors des noces de Alphonse XIII - et vin du peuple.
Nous savions tout ceci et, et c'est pour cette même raison que la trouvaille d'un Lalanne en Russie nous parut être un miracle. Pas aussi grand que celui pain et des poissons, mais un miracle tout de même. C'était ce à quoi nous pensions. Ainsi qu'à la célébrité. Nous pouvions en tirer parti.
Fières comme les dames de la grande noblesse, les bouteilles, représentaient à elles deux tout ce qu'il y avait de plus sacré dans la puissance des crus du Somontano. Elles rendaient compte à leur manière, de la richesse et de la célébrité d'aujourd'hui. Elles n'avaient pas uniquement survécu à deux hécatombes - la guerre civile espagnole, et la deuxième guerre mondiale -, elles conservaient aussi une juteuse fraîcheur. Attrayantes pour les collectionneurs ou des riches voulant épater la galerie.
Devant la stupeur d'Irina, face au charabia de notre de conversation imprévue, nous commençâmes à tout mélanger. Nous vendions déjà la peau de l'ours. Une pyrotechnie verbale disparate et complètement déplacée. Nous parlions de la fierté nationale de nos vins, la tragédie espagnole de 1936 passant à l'arrière-plan. Et nerveusement, nous nous coupions la parole sans laisser le temps à l'un ou à l'autre de terminer ses phrases. C'était délirant. A l'origine de tout cela, deux bouteilles du Somontano de 1936. Nous évoquions des possibilités de vente, des coupures de presse, des cours d'œnologie, des émissions télévisées. Et, pourtant, une saveur aigre-douce s'était installée en nous, atténuant notre euphorie. Nous jouions avec des vies, du sang et des illusions.
Nous saluâmes Irina qui, ressassant ce qu'elle venait de nous raconter, n'arrivait pas à déceler quelle avait pu être son erreur. Elle ne fut pas convaincue par nos excuses, et refusa notre argent, contenant sa colère.
Jamais cette bouteille ne sortirait de là, affirma-t-elle.
Notre retour à l'hôtel s'emplit de silence. Seul l'écho des paroles d'Irina brisait cette avalanche de souvenirs et de sentiments. Nous salivions. Dans notre cabine, nous perdîmes tous repères, dans les vapeurs de l'alcool. La nuit suivante, le bateau accosta l'île de Kizhi. Nous ne connûmes jamais la magnificence du lac Onega que nous étions censés découvrir durant la traversée. En revanche, nous fûmes pris dans la tourmente de plusieurs bouteilles de « Krásnoe vinó » qui ne parvinrent pas à nous faire oublier la vision des deux Lalanne Somontano de 1936".


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